Prévoyance obligatoire des salariés : tout s'accélère ?
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Prévoyance obligatoire des salariés : tout s'accélère ?

Le 28 mai 2024, 32 députés ont déposé une proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés. Faisons le point sur son contenu.

Le 28 mai dernier, 32 députés ont déposé une proposition de loi visant à instaurer une prévoyance collective obligatoire pour tous les salariés.

Dans l'exposé des motifs, les élus mettent notamment en lumière le manque de connaissance du grand public au sujet de la prévoyance, souvent confondue avec les frais de santé, ou encore les limites des prestations en espèces servies par la sécurité sociale.

"La prévoyance lourde est très mal connue et surtout loin d'être accessible à tous".

Ce sursaut d'attention tombe à point nommé. Il n'aura échappé à personne que ces dernières années, notre Législateur s'est surtout focalisé sur le paramétrage des contrats de frais de santé.

Voilà donc bien 10 ans que la généralisation de la prévoyance lourde en entreprise se fait attendre.

En 2013, la loi du 14 juin instaurant la complémentaire santé obligatoire dans les entreprises militait déjà pour une diffusion accrue de la prévoyance via le prisme de la négociation collective.

Puis l'année dernière, à l'occasion de l'accord national interprofessionnel du 15/05/2023 relatif aux AT/MP, les partenaires sociaux ont instauré un objectif de "diagnostiquer" la prévoyance complémentaire.

Même si on ne sait pas trop quelle est la portée d'un tel diagnostic, cet objectif avait ensuite été identifié comme thématique majeure de l'agenda social des partenaires sociaux à l'été 2023.

On ne peut donc qu'applaudir des deux mains l'initiative de ces parlementaires d'ouvrir frontalement le sujet.

Bien entendu, proposer ne signifie pas adopter, mais il reste malgré tout intéressant d'y prêter un œil attentif. On tente de la décortiquer ?

Alors concrètement que contient cette proposition de loi ?

Globalement son modèle s'inspire, à certains égards, de celui retenu pour la généralisation santé en son temps :

  • Un déploiement progressif "en tiroirs"
  • Une obligation de financement minimal
  • Une suppression des conditions d'ancienneté

Mais cette proposition de loi :

  • ferait le choix de ne pas imposer un niveau de prestations minimales. Elle se limiterait à des catégories de risques, ce qui engendre quelques questionnements.
  • parait questionnable quand à la portée de son caractère obligatoire. Je vous en parle plus bas.

En aparté :

On gardera bien à l'esprit que le contexte actuel est très différent de celui de 2013 pour les frais de santé.

Souvenez vous, à l'époque, ce sont les partenaires sociaux qui avaient impulsé la généralisation santé par l'ANI du 11 janvier 2013, avant une reprise par la loi. On appelle ça une négociation légiférante.

Mais globalement, la démarche avait une peu tourné au vinaigre pour deux raisons :

Au sein de l'ANI de 2013, cette conquête de la "mutuelle obligatoire" avait servi de monnaie d'échange, contrepartie des concessions consenties par les syndicats de salariés sur certaines thématiques de droit du travail. Mais certains observateurs avisés y avaient vu une compensation déséquilibrée.

Par suite, cet ANI avait fait l'objet d'une première tentative de transposition légale, mais à droits non constants : alors que les syndicats s'étaient mis d'accord pour que chaque employeur puisse retenir librement l'assureur de son choix, le projet de loi de l'époque, sous couvert d'ajustements techniques, niait cette liberté de choix.

Et la suite vous la connaissez par cœur !

Je ne refais pas toute l'histoire, mais juste quelques mots clés pour réveiller vos souvenirs : Association pour la promotion de l'assurance collective - Sauvez les abeilles - Conseil constitutionnel - censure des clauses de désignation - libération progressive du marché - liberté de choix de l'organisme assureur - émergence des clauses de recommandation - degré élevé de solidarité.

Une affirmation progressive du caractère obligatoire

La proposition de loi est exactement calquée sur le modèle calendaire de la généralisation santé :

D'abord on incite, ensuite on contraint.

On dirait presque un copier-coller de loi de l'époque, sauf qu'on y a supprimé l'objectif "d'accès universel à la santé".

Concrètement, la proposition prévoirait un déploiement en trois phases

Phase 1 - La négociation de branche

Priorité serait donnée à l'instauration d'un régime de prévoyance à l'échelle professionnelle ou interprofessionnelle par voie de la négociation collective de branche, selon un fenêtre temporelle spécifique, dans les branches dépourvues d'obligations, ou moins-disante que la future exigence légale.

Ainsi, les négociations devraient débuter avant le 1er janvier 2025, et s'achever au plus tard en octobre 2025, de manière à laisser un délai de 18 mois de mise en conformité aux entreprises, lequel ne doit pas dépasser la date butoir du 1er avril 2027.

Phase 2 - La négociation d'entreprise

La négociation d'entreprise chez les employeurs dotés d'une représentation syndicale s'activerait dès le 1er février 2026 avec un point d'orgue au 1er avril 2027.

Phase 3 - La couverture balai par DUE

En cas d'échec des négociations entamées, les employeurs non équipés ou déjà équipés d'un régime dont les modalités ne respectent pas le futur L911-7-2 du Code de la sécurité sociale devront proposer à l'ensemble de leur personnel un "régime balai" formalisé par DUE, au plus tard le 01/04/2027.

"Au passage, bien-vu pour la date en cours d'année ! parce qu'un 1er janvier contraindrait à gérer dans le même temps une campagne de renouvellement tarifaire et le déploiement d'une nouvelle obligation." Wilfrid M. - Courtier d'assurances.

Comme un petit air de déjà-vu ?

Si l'on repense à la généralisation santé, le calendrier de l'époque avait engendré une certaine confusion.

Peut-être qu'on devrait recenser les difficultés de l'époque pour éviter un bis repetita ?

S'agissant de la phase 1, le calendrier de l'époque n'avait globalement pas été tenu dans les branches professionnelles car :

  • le décret détaillant le panier de soin ANI était paru tardivement, c'est à dire après l'expiration de la phase 1.
  • on était encore empêtré dans la saga des désignations et l'émergence du cadre juridique des clauses de recommandations.
  • le contrat responsable était en cours de reconfiguration

Cette ambiance d'incertitude avait donc contraint nombre de branches professionnelles à adopter une posture d'attente pour éviter de négocier 3 fois sur le même sujet en quelques mois.

Et par conséquent, l'application du délai de mise en conformité de 18 mois précité n'avait pas pu être vraiment respecté.

Et s'agissant de la phase 2, le calendrier avait aussi été chahuté :

  • en pratique certaines entreprises s'étaient assises sur l'obligation de négociation et avait attendu le dernier moment pour instaurer un régime de frais de santé : elles avaient vécu la situation comme une taxe supplémentaire pesant sur le coût du travail.
  • à l'inverse, d'autres employeurs dépourvus de délégués syndicaux avaient mis en place des garanties santé par anticipation, sans attendre le 1er janvier 2016.
  • et pour finir, les plus nostalgiques se souviendront que certaines entreprises ont même eu l'obligation d'anticiper la généralisation santé au 01er juillet 2014 afin de maintenir leurs exonérations de charges sociales suite à l'expiration de la période transitoire du décret du 09 janvier 2012.

Mais selon la proposition du 28 mai 2024, le calendrier paraitrait plus facilement tenable, à tout le moins sur le papier car :

  • nous n'attendrions pas de décret détaillant un panier de soin minimal avant de pouvoir entamer des négociations ;
  • la thématique de la liberté de choix de l'organisme assureur est purgée ;
  • le cadre juridique de la mutualisation à l'échelle d'une branche professionnelle parait stabilisé.

Un cahier des charge à géométrie variable

La proposition de loi semble faire le choix de ne pas imposer de prestations minimales à garantir. Ce parti pris est cohérent avec l'exposé des motifs.

"Comme les risques couverts par la prévoyance et la sinistralité varient en fonction des métiers, la branche et l’entreprise – de même que pour la complémentaire santé – semblent les lieux de négociation et de décision les plus pertinents pour adapter les couvertures en fonction des spécificités des métiers".

Ainsi, les députés proposerait d'imposer seulement les grandes catégories de risque à couvrir, c'est à dire le décès, l'incapacité de travail, l'invalidité.

En effet, après avoir écrite que "La couverture minimale mentionnée au I comprend la prise en charge totale ou partielle des risques décès, incapacité et invalidité", le texte n'ajoute absolument rien. On aurait pu s'attendre, à l'instar de la santé, à un complément du genre "un décret détermine le niveau de prise en charge de....."

En clair, l'employeur s'engagerait à garantir ses salariés contre les conséquences financières de la survenance de ces risques, et pourrait :

  • soit être libre de choisir tout seul le niveau précis de couverture qu'il offrira à ses salariés ("couverture balai")
  • soit être contraint sur le cahier des charges à respecter par le jeu des obligations CCN ou de la négociation collective avec ses délégués syndicaux.

Cette vision d'évitement d'une garantie plancher commune à tous est intéressante :

  • d'une part, elle permet de ne pas nier le travail de fond accompli par des dizaines de branche dans la construction de leur programmes de prévoyance depuis plusieurs années.
  • d'autre part, elle échappe à la critique du nivellement par le bas dont avait fait l'objet le panier de soins de santé en 2016.
  • enfin, elle serait facteur d'égalité entre employeurs dans la mesure où le coût de la réforme serait à peu près comparable d'une entreprise à l'autre (en l'absence de dispositions CCN spécifiques, et si l'on ne raisonne pas en € mais en taux). Alors que le coût d'un panier de soins ANI, à l'époque, pouvait varier du simple au double selon l'assureur et les caractéristiques intrinsèques de l'entreprise.

Le débat serait alors moins tarifaire et probablement plus orienté sur la construction du programme d'assurance lui-même et la compréhension des besoins.

Toutefois, cette vision n'est pas non plus exempte de défauts, puisque d'un autre côté, deux entreprises se conformant à leurs obligations a minima proposeront potentiellement des prestations très différentes à leurs salariés, en raison de la diversité de leur profil de risque et des politiques tarifaires des assureurs.

Il y a donc ici un vrai débat sur la manière de faire : est-il mieux de contraindre par le prix ou par le niveau de garantie ? Je ne sais pas s'il existe une bonne réponse !

Une obligation patronale centrée sur le financement du régime ?

La proposition de loi prévoirait une sortie de mécanisme à double détente :

  • d'une part, l'employeur devrait vérifier qu'au global, un budget d'au moins 1.5% du salaire sur Tranche 1 soit consacré à la prévoyance
  • et d'autre part, qu'il finance au moins la moitié des cotisations.

On a un peu de mal à comprendre la portée du texte car il nous semble que deux lectures sont possibles :

Première lecture :

  • Le montant des cotisations versées à l'assureur doit s'élever, en valeur absolue, à au moins l'équivalent de 1.5% du salaire sur T1.
  • L'employeur doit en financer au moins la moitié pour les non cadres, mais en réalité toujours l'intégralité pour les cadres (puisqu'il faut concilier le texte avec l'ANI du 11 novembre 2017 relatif à la prévoyance des cadres).

En clair, les non cadres n'auraient pas vraiment droit au même effort financier que pour les cadres. La proposition de loi risquerait alors d'être taxée de réforme en demi-teinte, alors qu'en frais de santé, l'ensemble du personnel est traité sur un pied d'égalité financier (par la loi).

Seconde lecture :

  • L'employeur doit financer au minimum la moitié des cotisations de prévoyance lourde pour tous les salariés de l'entreprise en toute circonstances sur tout le salaire.
  • En tout état de cause, un plancher de financement représentant 1.5% du salaire sur T1 sera exigé.

En terme de portée, ce n'est quand même pas tout à fait la même chose. Et à chaud, mais ca reste à discuter, j'ai le sentiment que le texte est plutôt rédigé en direction de la 1ère lecture.

Ensuite, on se heurtera à d'autres questionnements tels que :

  • quid de la prise en compte du financement patronal des frais de santé pour respecter "ce nouveau 1.50%" ? Puisqu'un texte légal désigne explicitement les risques à couvrir, en éludant la santé, il y aurait fort à parier que la souplesse jurisprudentielle née en 2022 au profit des cadres deviendrait caduque ? (youpi ?)
  • quelle articulation avec le financement du maintien de salaire patronal (la "mensu") puisqu'aux dernières nouvelles, ce n'est toujours pas de la prévoyance d'entreprise. Autrement dit, est-ce que le futur financement obligatoire de la prévoyance lourde s'entendra y compris l'éventuelle portion de "mensu" externalisée dans le régime de prévoyance ? auquel cas il deviendra difficile d'argumenter que ce n'est pas de la prévoyance d'entreprise. Ou à l'inverse, devrions-nous systématiquement isoler le coût de la portion de mensu externalisée dans le régime de prévoyance, pour s'assurer que l'employeur alloue bien le minimum de cotisation requis à la seule prévoyance collective ? Auquel cas les actuaires vont bien s'amuser😅 . Enfin sur ce dernier point, cette problématique n'est vraiment nouvelle puisqu'on la connait déjà sur les régimes des cadres.

Une couverture dès l'embauche, sans barrière d'ancienneté

Depuis un certain nombre d'années, l'employeur peut réserver l'accès aux garanties de prévoyance lourde aux salariés ayant atteint une certaine ancienneté dans l'entreprise.

Cette barrière à l'entrée :

  • ne peut pas excéder 12 mois ;
  • s'apprécie de manière discontinue en compilant la durée de tous les contrats de travail successifs avec ou sans interruption auprès du même employeur ;
  • est compatible avec le bénéfice des exonérations de charges sociales ;
  • et bien entendu, n'est valable que sous réserve ne pas être contredite par une disposition CCN.

La proposition de loi, à l'instar des frais de santé, sous tend que tous les salariés devraient être couverts dès leur embauche. Les conditions d'ancienneté en prévoyance seraient alors neutralisées, à tout le moins en droit du travail.

C'est à peu près le même débat qu'en 2016 lorsqu'on s'interrogeait sur la conciliation du droit du travail et du droit de l'URSSAF au sujet de la condition d'ancienneté de 6 mois en frais de santé.

Les facultés de résistance des salariés à leur affiliation

Outre le sacro-saint article 11 de la loi Evin duquel il est difficile de se défaire en situation de primo équipement, la proposition de loi écrit noir sur blanc que des dispenses d'affiliation seront invocables par les salariés.

Cette circonstance serait embêtante : on parle ici de risque lourd à fort enjeux financier, caractérisé par un fort besoin de mutualisation, et dans un contexte où quasiment tous les professionnels martèlent à leurs clients depuis toujours qu'un salarié ne peut pas se dispenser d'un contrat de prévoyance lourde.

Juridiquement ce n'est pas tout à fait juste, mais c'est clairement le bon message à faire passer.

C'est d'autant plus dommage que rajouter des portes de sorties déconstruit la promotion de la prévoyance lourde entamée dans l'exposé des motifs.

Et puis soyons réaliste : en prévoyance lourde il n'y a pas vraiment d'enjeu de "garanties doublon" :

  • Le concept d'ayant droit n'existe pas en prévoyance lourde, contrairement aux frais de santé. Les conjoints ne sont jamais affiliés et cotisant au régime de l'autre. Ils sont seulement bénéficiaires de certaines prestations décès.
  • La prévoyance individuelle des salariés est quasiment anecdotique, de sorte que sur ce marché, le collectif n'est pas en concurrence avec l'individuel
  • Les salariés en situation de multi emploi ont besoin de cumuler les régimes de prévoyance, de manière à protéger leurs revenus tirés de chaque emploi.

De plus, les cadres étant couvert à titre obligatoire par le 1.50% sans porte de sortie, les dispenses concerneraient uniquement les non cadres, plus exposés au risque et économiquement plus fragiles. C'est à dire ceux qui en ont théoriquement le plus besoin.

Bref, vous m'avez suivi, le raisonnement en frais de santé à l'égard des dispenses n'est pas transposable à la prévoyance.

Une obligation pesant pour l'essentiel sur les épaules du chef d'entreprise

Cette proposition de loi est globalement rédigée sous l'angle des obligations patronales en matière d'assurances de personnes.

Mais puisqu'on ouvre le débat, voici une suggestion à discuter.

Et si en profitait pour imposer un petit quelque chose aux assureurs. Rassurons nous, trois fois rien 😊 : osons supprimer les questionnaires de santé à l'adhésion.

En maintenant la pratique de la sélection médicale collective, certaines entreprises auraient toutes les peines à trouver un assureur, alors même qu'elles seront contraintes par une obligation légale de couverture.

A notre sens, le corollaire de l'obligation de couverture serait de donner les moyens aux assujettis de la respecter.

De surcroît, le tissu entrepreneurial français est composé majoritairement d'entreprises de petites tailles. Ce sont justement les petits effectifs qui sont le plus exposés au risque de refus d'assurance ou de majoration tarifaire dissuasive.

Dans un contexte de diffusion obligatoire de la prévoyance lourde, on pourrait supposer aucun acteur n'hériterait spécialement d'une qualité de risque plus dégradée que celles des concurrents, si tout le monde est contraint par la même règle du jeu.

Bref, les lignes commencent à bouger, et c'est une sacrée bonne nouvelle !

Je suis Wilfrid MILLET de KOMON COURTAGE. Vous avez un projet d'instauration ou de remise à plat de vos régimes de prévoyance ? vous pouvez m'écrire sur w.millet@komon-courtage.com

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